Tintin et Jeannette

Ou Jeannette et Tintin... Qui n'a pas connu ces deux figures du bourg de St Illide ? Les plus jeunes, bien sûr.
Mais les autres, tous les autres, se souviennent certainement de ces deux figures immuables qui vivaient sur la place dans une petite maison décrépite, face à l'église. Dans cette vieille maison en contrebas, aux volets clos depuis longtemps, en face de l'entrée du "couvent".
Ils ont vécu là toute leur vie, sans presque en bouger.
C'était la maison familiale, celle de leurs parents, Paul et Marie Darnis et avant, de leur grand'mère disparue dans les années 40.
 
Marie, la mère, originaire de Besse, dans son perpétuel tablier foncé, toujours vive et souriante. C'est une femme au caractère bien trempé et qui aime causer. Plus tard, hormis le petit chignon serré de sa mère, Jeannette lui ressemblera beaucoup, même minceur, même visage aux pommettes marquées, même vivacité, même tablier...
Marie a bien élevé ses 2 enfants, à la mode de l'époque bien sûr, dans le respect strict des principes de la morale et de la religion, et a dirigé sa nichée jusqu'à son décès en 1967, à près de 80 ans.
 (Ci-contre, Marie, Tintin et Jeannette)

Son mari, Paul disparaîtra deux ans plus tard. C'est un Darnis "Pureye", selon les sobriquets donnés alors aux lignées familiales portant le même nom. A ne pas confondre donc, avec les Darnis "Lapierre", les Darnis "Sansac" ou encore les Darnis "Terradou"... Qui peut dire aujourd'hui l'origine et le sens de ces "rajouts" certainement malicieux, très fréquents dans les familles de la commune (voir notre article sur les Miraliers) ?

 
Paul avait le privilège personnel d'avoir un 2ème surnom, qui lui était propre celui là : Darnis-Bijou. Pourquoi ?? A t-il vraiment vendu des bijoux ? En tout cas, il s'était lancé entre les deux guerres, dans la vente et la réparation des vélos, puis des motos, dont il existait une incroyable panoplie, des marques françaises surtout... Peut-être se risquait-il aussi à faire quelques réparations automobiles, à en croire l'annonce sur sa vitrine. La pompe à essence (pas de super ni de diesel à l'époque..) n'était pas loin : juste devant l'épicerie Roche, aujourd'hui tenue par la 3 ou 4ème génération, Florence Espalieu.
 
Petit, sec, frisé, Paul ne parlait guère et ne plaisantait pas avec les clients mais il était droit, direct, et tous rentraient en confiance dans son magasin installé à gauche de l'entrée de sa maison. Là, pas de belle devanture chaleureuse et attirante, mais un encombrement de vélos, entiers ou en morceaux, de motos parfois, de pièces détachées,  dans un local sombre à l'odeur caractéristique de pétrole, de graisse et d'huile de moteur.
 
Valentin ou Tintin ( c'était inévitable !) est né deux ans après sa soeur, en 1913.
Dès l'enfance, touché par un handicap de la hanche, il se déplace difficilement, la jambe raide. Toute sa vie sera marquée par cette invalidité dont il ne parle jamais.
Grand, large, vite épais, du genre armoire à glaces, il ne ressemble guère à son père, sauf les cheveux bouclés.
Il part à l'adolescence apprendre le métier d'horloger à l'Ecole Nationale d'Horlogerie de Besançon, toujours très réputée aujourd'hui. A son retour de la lointaine Franche Comté, ses parents lui installent au rez de chaussée de la maison familiale, mais, cette fois à droite, un atelier de vente et surtout de réparations.
 
Chacun se souvient de ce local éclairé d'une vitrine derrière laquelle trône Tintin, penché sur son établi, la loupe d'horloger à l'oeil, au milieu d'un fouillis de pièces, boîtiers, montres, réveils, etc.
Là encore, comme de l'autre côté, pas d'étal bien rangé, ni rien pour recevoir le client et l'inciter à l'achat dans un lieu bien  ordonné et agréablement éclairé. Non, l'atelier est poussièreux, sombre, du genre bric à brac surencombré, avec un ou deux vieux tabourets où viennent s'asseoir et bavarder clients et gens de passage.
 
On était bien dans ce désordre sympathique et Tintin, débonnaire et souriant, a le temps. Il n'y a pas beaucoup de clients.
Plein de bon sens, pas curieux  comme l'est sa soeur, il aime bien parler, échanger sur tout, sur la vie de St Illide et de ses habitants avec une gentille malice.
Quand il sort, lent, un peu voûté, c'est pour aller faire un petit tour sur la place ou aller sonner les cloches de l'église.
C'est qu'il est sacristain et plusieurs fois par jour, il doit se hisser péniblement en haut du clocher, donc emprunter l'escalier à vis puis l'échelle de meunier qui  va de la tribune au sommet du clocher. Arrivé là, il s'installe sur une sellette placée entre les grosses poutres, met des crochets dans les battants des cloches et tire les cordelettes d'une ou plusieurs des cinq cloches qui sont là-haut.
C'est presque un vrai carillonneur comme dans le nord de la France, car les sonneries sont toutes différentes selon la cérémonie et un rythme précis doit être strictement respecté.
Malgré l'énorme déluge sonore subi de si près et si souvent, Tintin n'est pas sourd et garde la même aisance dans ses conversations...
 
De temps en temps, il va aussi remonter la pendule de la mairie, ou chez un client réparer une horloge ou enfourcher sa moto vers le Bouissou où la famille possède maison et jardin, en plus du petit potager derrière la maison du bourg. Plus tard, il aura une voiture et Jeannette l'accompagnera dans ses déplacements.
 
Le frère et la soeur, vivant toute leur vie ensemble sous le même toit, sont très proches. Au moins en apparence.
Y a t-il une connivence, un lien fort, fraternel entre les deux, au delà de la simple cohabitation ?
 
Jeannette est l'aînée de deux ans. Née en 1912, elle va vivre à St Illide tout un siècle et décèdera doyenne de la commune...
Sur la première photo datée de 1926 ou 27, elle finit sa scolarité à l'école des soeurs. Elle a 14 ou 15 ans et , on reconnaît déjà sa silhouette, grande, mince, avec cette coiffure sobre, cheveux courts et plats qu'elle conservera jusqu'à la fin.
 
Elle choisit ensuite, ou on choisit pour elle, le métier de modiste qu'elle exerce sur place.
Surprise de trouver une modiste à St Illide ! Il est vrai que la commune est trois fois plus peuplée qu'aujourd'hui et que tout le monde porte chapeau. Pour les hommes, c'est simple : à part quelques chapeaux mous, le port de la casquette ou du béret est universel.
Les femmes veulent plus de choix, le chapeau marque l'originalité, le goût et plus ou moins le rang social. A l'église, le chapeau est obligatoire alors qu'à l'inverse les hommes doivent être découverts. 
Pour les femmes, faire ses courses, une démarche, une visite, impose presque le port du chapeau.
 
Plus grande encore est la surprise  que la modiste locale soit Jeannette alors que ni elle-même ni aucun membre de sa famille ne se signale par la coquetterie, le désir de plaire ou un soin particulier de la toilette, si faibles soient-ils.
Plus tard, Jeannette ne parlera pas de cette parenthèse professionnelle. Quelle était sa clientèle, quel genre de chapeaux façonnait-elle, quels étaient ses goûts, où a t-elle été formée ? Autant de mystères.
 
Comme son frère, elle ne quitte guère sa maison, hormis quelques incursions hors de St Illide, à St Cernin ou Aurillac où se trouvent  les commerces, médecins et services qu'on ne trouve pas sur place. Les trajets sont faciles car un service de cars dessert ces deux villes une ou plusieurs fois par semaine jusqu'à la fin des années 70.
Même plus âgée et seule avec son frère en 1967, puis, après le décès de Tintin en 1986, elle a alors 74 ans et reste très active, elle ne participe à aucune des sorties du club du 3ème âge, pourtant joyeuses et peu fatigantes. Elle n'apparaît pas davantage, pas plus d'ailleurs que Tintin de son vivant, à aucune fête locale ou manifestation associative, à aucun moment collectif de réjouissance ou simplement d'échange.
Curieuse volonté de ne pas "se lâcher", de ne pas se mélanger avec les autres, donc d'isolement social chez ces deux là et, sans doute, avant eux, chez leurs parents.
Dans la même veine, on n'invite pas à déjeuner ou à dîner dans la petite maison. Sauf peut-être quelques rares exceptions, les "Pureye" mangent seuls, en famille. On n'a pas davantage souvenance de repas pris par eux au restaurant ou chez des amis...
N'ont-ils jamais été invités, surtout lorsque Jeannette s'est retrouvée seule ou déclinaient ils les invitations ?
 
Les pélerinages sont une exception. Qu'il s'agisse d' Enchanet, de N D du Chateau ou de la Font Sainte,  Jeannette y participera assidument jusqu'après la dernière guerre. On marche beaucoup, on rit, on chante des cantiques, on mange sur place ou en chemin. Moments de fatigue et de dévotion certes mais aussi plaisir d'être ensemble dans une jolie campagne... Ces pélerinages très anciens, ont repris beaucoup de vigueur  face au désastre et à l'Occupation.
Très vite, la paix revenue, ils n'attireront plus grand monde et Jeannette n'en sera plus.
 
Mais, la vraie vie publique de Jeannette, ce qui l'a faite connaître de tous, c'est l'église.
Et cette vie qui l'a mise en contact avec tous les Miraliers et bien d'autres, a duré au moins 50 ans, peut-être davantage.
 
Dans sa jeunesse, Jeannette a appris les bases du piano, sans doute au couvent. Elle sait donc lire les partitions musicales et jouer sur le vénérable harmonium un peu poussif et geignard, aujourd'hui hors service, qui accompagnait tous les offices religieux.
En plus, elle chante. Elle a une voix juste, puissante, du type mezzo-soprano ou contre-alto, mais un peu nasillarde...
Au fil du temps, elle a mémorisé un nombre prodigieux de cantiques, psaumes, répons, aussi bien en Français qu'en Latin dont l'usage était encore très répondu il y a 20 ou 30 ans.
Ses auditeurs qui parfois n'appréciaient que modérement ses prestations vocales, pouvaient au moins penser qu'elle comprenait le latin, voire le parlait, pour l'utiliser avec une telle aisance. En fait, c'était du "par coeur" mais certainement Jeannette connaissait la traduction des textes pour y mettre toute la conviction requise...

Elle était toujours là, droite et chapeautée, derrière l'harmonium, pour tous les offices célèbrés à l'église : les messes du dimanche d'abord, au moins la grand'messe (il y en avait deux jusque dans les années 60), connaissant les moindres nuances de la liturgie pour répondre au prêtre à l'exacte seconde, les enterrements de plus en plus fréquents et les mariages de plus en rares au contraire. Elle a "enterré" tous les parents et grands parents des Miraliers, à commencer par les siens et "marié" beaucoup de couples... Les messes de minuit, c'était elle, les confirmations sous la présidence de l'évêque, c'était encore elle. Jeannette était une vraie professionnelle, ponctuelle, accompagnant la chorale et la dirigeant même lorsque soeur Marie-Agnès n'était pas là. Jamais d'absence, ni de faux pas. Une présence discrète et efficace. Bref, une auxiliaire précieuse des 4 ou 5 curés de St Illide qu'elle a connus.  Aussi, Jeannette est connue de tous et connaît chacun. Elle aime bien parler, s'exprime agréablement, volontiers expansive et joyeuse. On lui parle avec considération, presque avec respect, à cause de la place qu'elle tient si bien.  Mais, elle est redoutée parfois car si elle ne se confie guère, elle est curieuse de la vie de chacun, curieuse tout court même, et pose beaucoup de questions. Ses réflexions, souvent piquantes peuvent manquer de charité et on les craint.  Comme son frère, elle est souvent sur la place, toujours en tablier, ou chez les commerçants et il est difficile de lui échapper... 

Chez elle, Jeannette n'est pas une fée du logis. La cuisine, où traîne toujours un chat en plus du chien de Tintin, est sans aucun confort avec sa vieille cuisinière, très sombre, négligée, comme le bout de jardin derrière, encombré de bric à brac, d'orties et d'herbes folles.  Le rez de chaussée n'a jamais été rafraîchi, avec son éternel fouillis et ses vieilleries. Quant à l'étage, personne n'y  monte et il faudra attendre que Jeannette soit très âgée pour voir qu'il est carrément insalubre et sale, comme toute la maison. 

Elle vivra là près de 30 ans, seule, menant toujours la même vie, vieillissant peu à peu. Il faudra un jour que son médecin et ses voisins s'alarment lorsqu'ils découvrent, contre son gré, son dénuement et son délabrement  dans ce qui est devenu un taudis sans chauffage, et qu'elle accepte, presque sous contrainte, d'entrer à la petite maison de retraite d'Albart. Elle y vivra encore plusieurs années, dans une chambre à deux lits, de moins en moins consciente, avec l'ultime chance d' être entourée d'un personnel et de pensionnaires presque tous St Illidois. Lorsqu'elle décède, en fait elle s'éteint, on n'est qu'à quelques mois de l'ouverture de l'EHPAD, juste en face de la petite maison "Pureye", fermée depuis longtemps maintenant...